Colère trempée (Libre)

Il avait l'air tendu, et je ne l'avais jamais vu comme ça. Même s'il était pédiatre et donc ne me croisait plus comme patient depuis notre toute première rencontre, je l'avais toujours vu plus détendu que ça. Plus posé, plus... professionnel ? En tout cas, clairement moins stressé, encore moins pour une histoire de robinet qui fuit. Même s'il fuit parce qu'il s'est malencontreusement retrouvé dans sa main, détaché du reste de sa structure... Je hausse simplement les épaules avec un sourire énigmatique mais compatissant, pour répondre à sa question.

- Pas exactement. Je sens simplement que vous n'êtes plus... comme avant. J'imagine qu'il n'y a pas trente-six possibilités et je peux deviner par élimination, mais ce ne serait que spéculation de ma part.

Par exemple, il fait encore jour. Ce n'est donc pas un vampire. Les mordus sont moins tolérants à la lumière. Mais dans tous les cas, je n'ai pas envie ni de le mettre mal à l'aise s'il ne veut pas en parler (même si je déteste ne pas avoir le fin mot de l'histoire), ni d'avoir cette conversation au milieu d'une aile humaine.

Je continue de hausser les épaules et de sourire simplement.

- Disons qu'on est tous différents et qu'on a tous un peu... d'avantages.

Sans doute qu'il ne maîtrisait pas encore le sien et que c'était ce qui faisait que je me trempais les pieds. Heureusement que mes chaussures sont étanches. Je m'éloignais tout de même de la flaque pour éviter de tester à quel point elles le sont. Les agents d'entretien se chargeront du reste, même s'ils risquent de râler un peu sur le médecin ayant provoqué l'inondation.

- Je suis un peu fatigué, je crois que c'est pour ça que je me suis perdu du côté pédiatrie... mais ça va, on teste un nouveau traitement mais il y a quelques effets secondaires. Je viens juste faire la consultation d'usage et mettre une petite pause voir si ces effets sont réversibles si on revient au traitement habituel.

Ce qui semblait être le cas, mais du coup, en en revenait surtout plus rapidement aux symptômes habituels de la maladie, et ça, c'était plus chiant.

- Si vous avez besoin de parler... peut-être voulez-vous qu'on se retrouve dans un endroit plus tranquille ? Dans l'autre aile ? Les oreilles potentielles qui peuvent y traîner seront moins... intriguées.

J'imaginais que désormais, il avait connaissance de cette autre aile. Peut-être qu'il la connaissait déjà avant, il commençait à savoir que le monde était plus large que ce qu'il croyait jusque là. Il avait peut-être même croisé mon père, du coup. Maintenant qu'il était sobre, j'avais pu lui trouver une formation et un boulot d'infirmier dans le coin. Il est doué pour les diagnostiques, avec ses résidus de sa vie d'avant, mais je ne savais pas trop de quel côté de l'hôpital il travaillait. Si ça ne tenait qu'à moi, un gars comme ça, je le mettrais aux urgences. Mais bon, je suis pas médecin.

Il y avait un petit côté étrange. J'en avais croisé beaucoup, des créatures différentes dans ma vie en général, dans mon travail en particulier. Toutes plus intrigantes les unes que les autres. Toutes que j'ai étudié avec attention, pour que rien ne m'échappe. C'est mon boulot, après tout. Régler le moindre détail pour éviter les problèmes à ceux sur le terrain. Alors, j'y avais été confronté, souvent par oreillette et/ou caméra interposée, à des hurluberlus en tout genre. Des inadaptés de la vie en société humaine. Des assoiffés, des enragés, des mordus, des nés. Mais je crois que c'était la première fois que je me retrouvais comme ça en face de quelqu'un qui avait changé. Disons au moins sans que je le sache. Sans que je m'y attende. Que je puisse imaginer plus ou moins ce qu'il était devenu, parce qu'un humain ne peut pas devenir tout et n'importe quoi non plus, et que les créatures les plus répandues pouvant faire ce genre de choses se limitent plus ou moins à deux. J'avais déjà éliminé le vampire. Restait le loup-garou. Il pouvait bien entendu y avoir d'autres possibilités, mais par élimination, entre un raisonnement bayésien et le rasoir d'Occam, le plus évident était que j'avais dorénavant affaire à un poilu.

J'acquiesçais simplement. C'était bien résumé. En quelques sortes, oui, je savais.

- Vous aussi, un peu, maintenant, non ?

Je n'avais aucune idée d'à quel point les anciens humains pouvaient être sensibles à la détection des surnaturels. N'en étant pas vraiment un, sans être trop humain non plus, j'imaginais des capacités assez similaires. Juste savoir, sans trop pouvoir l'expliquer, ce qui est humain, ce qui ne l'est pas. Peut-être que lui pouvait en plus savoir reconnaître ceux de sa nouvelle race. Ou alors, peut-être que c'était trop récent, qu'il n'en était pas encore capable. Ou qu'il ne s'en rendait simplement pas compte. Sa question suivante semblait espérer que je puisse l'aider. Ou alors, je surinterprétais. Mais je ne pouvais pas, puisque, oui, si on veut, ça fait "longtemps". Je haussais doucement les épaules.

- Depuis toujours. Je suis né comme ça.

Même si dans mon cas c'est un peu spécial, n'étant pas vraiment une créature à part entière. Juste pas assez humain pour en être. Pas assez surnaturel pour mettre un nom sur ce que je suis.

On en revenait à une conversation plus logique entre un patient et son médecin, mais je n'osais pas dire grand chose pour l'instant, aussi je me contentais de sourire. Le lieu n'était pas spécialement approprié, c'est pourquoi je proposais d'aller ailleurs. De l'autre côté. Il savait, maintenant. Il avait même un badge.

Je le suivais alors, et on s'installait plus confortablement. Il n'y avait personne, donc à priori pas d'oreille qui traînerait trop. De toute façon, cet hôpital est un peu un terrain neutre. Même les espèces les plus ennemies font l'effort de ne pas s'entretuer entre ces murs.

Je changeais plus ou moins de sujet de discussion, pour tenter de le mettre un peu plus à l'aise. Faire une révélation pour que la sienne soit, peut-être, moins difficile à sortir.

- Mon père travaille ici, maintenant. Il est infirmier. Lui non plus n'est pas vraiment humain. Comme vous, il n'appartient plus à son ancienne espèce. Un peu dans le sens inverse, par contre. Il est plus ou moins devenu humain. Mais il lui reste quelques... résidus, de ce qu'il était. Il est imbattable en diagnostique. N'importe quelle maladie... il sait. Sans aucun examen à faire. Il sait. Bon, les patients passent quand même par toutes les étapes habituelles, mais il ne se trompe jamais.

De la fierté, dans ma voix, à propos de mon alcoolique de père ? Totalement. Il a tous les défauts du monde, mais c'est mon père. Je suis le seul à pouvoir l'insulter. Et le réhabiliter aussi, peut-être.

- Moi, je suis pas grand chose. Juste un mélange improbable. J'espère que vous arriverez à vous y faire.

J'avais besoin de savoir. C'est mon caractère. J'avais une hypothèse que je devais confirmer, mais je ne voulais pas le brusquer. C'est rare, que je fasse preuve d'une empathie pareille. Il fallait que je le laisse se confier sans trop insister, sans le mettre trop mal à l'aise. Et ça, c'était pas mon caractère. Avec n'importe qui d'autre, je serai déjà rentré dans le vif du sujet, avec sarcasme et petits surnoms dans le but de titiller l'adversaire. Je lui aurai déjà trouvé tout un tas de différents surnoms à base de croc tout d'abord, pour tenter d'éliminer l'hypothèse du vampire selon la réaction, tout en gardant celle du loup, et ainsi de suite. Mais là, aucun petit nom ne me venait. J'avais trop de respect pour le Docteur Karev. C'était pas quelque chose d'habituel chez moi, ça.