D’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été idolâtrée par ma famille.
Il ne se passait pas une journée sans que l’on ne me répète à quel point j’étais spéciale et importante. J’ai développé sans surprise une grande fierté et une confiance en moi exacerbée. Et pourtant.. quelque chose me dérangeait, sans que je ne réussisse à comprendre quoi. Au fil des années, j’ai finalement compris : mes parents ne me voyaient pas réellement comme leur enfant, j’étais plus semblable à une divinité qu’ils vénéraient qu’à autre chose. Les relations qu’entretenaient mes cousins et cousines aux réunions annuelles étaient bien différentes de celles à mon égard, c’était à peine s’ils avaient le droit de me parler.
Après m’en être rendue compte, l’ambiance devint.. déplaisante à mes yeux. Personne ne me voyait comme Rosaria. Ils me voyaient tous comme la nouvelle Eris, rien de plus. Je n’étais qu’une enfant, mais je pressentais déjà la pression qui m’incombait, sous le poids de leurs attentes impossibles. Mais c’était plus facile de me réfugier dans la vanité, endossant le rôle qu’ils avaient choisi pour moi sans broncher, en être fière..
Néanmoins, il y avait une personne, qui elle me considérait pour qui j’étais, bien avant que ce que je représentais. Mon majordome, Giovanni, un vampire qui était là depuis plusieurs générations déjà. Il s’est plus occupé de moi que mes propres parents, à vrai dire, il était la figure parentale sur laquelle je me reposais. Mes parents n’étaient que des admirateurs, à qui je devais plus d’obéissance qu’à nos domestiques. C’était tout.
Mes pouvoirs se sont manifestés relativement tôt, et étaient difficiles à maîtriser à cause de leur puissance. A ce moment là.. j’ai commencé à prendre un mauvais tournant. Quelque chose semblait s’être réveillé en même temps que mes pouvoirs, un désir de destruction. Je changeai petit à petit, jusqu’à l’assouvissement de ce désir.. qui me ramena aussitôt à la réalité.
J’ai failli tué Giovanni avec mes pouvoirs. Il est presque mort par ma faute.
A ce moment.. j’ai été terrifiée. Par mes pouvoirs, par moi-même. J’ai confiné ce désir de destruction au fond de moi, jusqu’à totalement l’effacer. Je ne voulais plus jamais, jamais ressentir ça. Je pense que c’est à ce moment, que tout au fond de moi, derrière la fierté, j’ai commencé à haïr mes pouvoirs.
Mais je ne pouvais pas laissé mes parents ou les domestiques le savoir. J’ai continué de faire ce que l’on me demandait, continué d’apprendre la magie, bloquée entre ces murs. C’était plus simple que d’essayer de changer cette situation, qui me semblait immuable. Au moins, Giovanni était avec moi. Il m’appris la musique, bien que ce n’était pas nécessaire aux yeux de mes parents, qui ne voyaient que mon apprentissage magique, et plus tard le maniement des armes et le combat. Ces moments me donnait du courage pour affronter des lendemains qui se ressemblaient tous. Dans une vie si monotone, si ordonnée, j’étais un joyeux tourbillon de bordel. C’était ma manière d’extérioriser la pression. Ils ne me réprimandaient jamais de toute façon. Tant que je continuais de devenir plus puissante, ils se fichaient de mon caractère extravagant.
Enfin, pas complètement. Les différences qui me séparaient de ma cousine sicilienne, Gemma, se creusaient avec le temps, sous le mauvais œil de mes parents. Il m’arrivait de surprendre des bribes de conversation.
« ..quelle idée d’avoir laissé Giovanni se charger d’elle, il l’a rendu bien trop sensible ! »
J’avais quinze ans à cette époque. Au fur et à mesure des paroles que j’entendais, je comprenais qu’il tenait mon majordome responsable de mon manque de cruauté comparé à ma cousine. Je ne pouvais pas les laisser me priver de lui. Je n’allais jamais réussir à tenir un jour de plus sinon. Il était hors de question que je cause des problèmes à Giovanni.
Je me souviens très distinctement avoir ouvert la cage de mon corbeau.. puis être allée montrer son cadavre à mes parents, le sourire aux lèvres.
« Giovanni m’a expliqué comment faire.. C’est pour un rituel. »
Il n’a pas eu de problèmes par ma faute, et cela sembla rassurer mes parents sur moi quelques temps. Mais plus les années passaient, moins je supportais cet enfermement. L’endroit le plus éloigné où je me rendais était l’arrière cour du manoir, où Giovanni m’entraînait.
Je commençais à croire que mes parents ne me laisseraient jamais sortir d’ici, et mon humeur joviale en subissait les conséquences. Ce n’était pas évident de se divertir et de voir le bon côté des choses quand notre vie ressemble à une spirale sans fin… Je voulais sortir. J’étais curieuse du monde extérieur que je ne connaissais qu’au travers des histoires que Giovanni me racontait, des séries pour adolescentes que je regardais…
Alors un jour, j’ai pris mon courage à deux mains, et j’ai attendu la nuit tombée, jusqu’à ce que les domestiques soient tous dans leurs appartements. Mes parents étaient absents cette nuit là, mais pas Giovanni, qui m’a prise sur le fait. Au lieu de me renvoyer dans ma chambre, il m’a emmené visiter Milan en voiture. C’était fascinant de voir ça, après des années passées au manoir familial. Nous y sommes restés quelques heures, durant lesquelles j’enregistrais tout ce que je voyais, pour pouvoir y penser plus tard. Cette première sortie en cachette fût loin d’être la dernière. Giovanni finit par me laisser me déplacer seule, une fois qu’il fût certain que je connaissais assez la ville pour m’orienter sans son aide.
C’est durant l’une de ces sorties, en 2013, que je suis entrée dans un bar, où j’ai rencontré Nivahriin, une espèce de dragon sans feu, changé en humain par une sorcière. Cette dernière ne s’était pas contentée de cela, puisqu’elle l’avait également condamné à se retrouver lié à quelqu’un, avec comme mission de le protéger. Ce quelqu’un était moi. Et honnêtement, il n’était pas ravi du tout au début, il a passé son temps à râler ! Je ne voyais pas pourquoi, n’importe lequel de mes domestiques tueraient pour être à sa place. Moi, j’étais plutôt contente d’avoir un dragon comme nouvel animal de compagnie. Je trouvais ça cool, mais lui non. Enfin, il a fini par se faire à l’idée et a peu à peu cessé de râler pour rien. Je profitais donc de mes sorties pour aller le voir et nous pouvons dire que j’ai réussi à l’apprivoiser au fil du temps.
Ma vie filait son cours, tout ce qu’il y avait de plus normal à mes yeux. J’avais depuis longtemps renoncé à l’espoir d’un autre genre de vie, tâchant de m’accommoder et de me divertir de celle-ci, autant que je le pouvais. J’ai pensé, parfois, à partir, tout quitter pour pouvoir explorer le monde. Mais ce n’était rien de plus qu’une chimère, j’en avais conscience. Il était naïf de croire que je pourrais fuir ma famille.. leur influence était trop grande dans la région, il ne leur faudrait pas beaucoup de temps pour me retrouver. Et puis, je ne voulais pas laisser Giovanni…
Et nous arrivons en 2018…
Mes parents étaient devenus encore plus exigeants ces dernières années, je n’arrivais plus à suivre ce rythme effréné qu’ils m’imposaient sans que je ne sache pourquoi. Même la naissance de ma petite sœur ne les a pas empêché de continuer à m’infliger des entraînements journaliers insupportables. Ils semblaient de plus en plus anxieux, au fur et à mesure de mes entraînements, qui ne semblaient jamais aller dans la direction qu’ils souhaitaient.
J’aurais voulu savoir ce qu’ils pensaient durant ces moments.. où la déception animaient leurs regards.
Je n’avais jamais eu ce genre de regard posé sur moi jusque là. Qu’est-ce qui avait changé ?
J’eus ma réponse, après un entraînement particulièrement éreintant, où, poussée par la curiosité, je suivis mes parents qui étaient partis s’isoler. Je dû me coller à a porte pour les entendre chuchoter.
« Il faut se rendre à l’évidence, le rituel n’a pas fonctionné ! Ses pouvoirs ont beau être puissants, il n’y a pas d’entité transcendante en elle ! On a passé toutes ces années dans le vent, c’était inutile !
-Nous pouvons toujours retenter le rituel sur Helena, elle n’a que deux ans après tout, cela a peut-être une chance de marcher..
-Et elle, qu’en faisons-nous ? Trouver une famille à l’âme pure avec une mère devant accoucher à la bonne date a été d’une complication sans nom, on ne va tout de même pas avoir fait tous ces efforts et ces sacrifices en vain ?! »
J’ai eu l’impression de sentir mon cœur s’arrêter un bref instant, collée contre a porte, qui m’empêchait de m’écrouler sous le poids de ces révélations. Ils ne s’étaient jamais comporté comme des parents. L’explication à cela était bien plus simple que tout ce que j’aurais pu imaginé : ils n’étaient pas mes parents. Je ne sais comment, j’ai trouvé la force de reculer et de me rendre dans le salon.
J’ai croisé Giovanni et.. je devais savoir.
Mes lèvres ont prononcé l’incantation avant même que je n’y pense.
Et je vis tout.
Trois enfants blonds, deux fillettes et un garçon. Des jumelles semblant avoir à peine sept ans, un garçon de moins de dix ans. Les corps mutilés, les symboles du rituel leur ayant été gravés à même la peau.
Les parents non loin de là avaient subis le même sort. La mère aux jolis cheveux noirs avait un ventre arrondis. Il y eut.. des pleurs. Un bébé. Un bébé aux yeux verts qui croisa mon regard.
Puis, j’étais revenue dans le salon. Chamboulée, retournée. Il était là. Il savait. Il avait toujours su.
Mon cœur battait fort, beaucoup trop fort, mes oreilles en bourdonnaient, j’avais mal à la tête. La douleur à ma poitrine était déchirante.
Ils m’avaient tous menti.
Un sentiment que j’avais refoulé depuis bien longtemps remonta à la surface, plus fort que jamais.
Quand je rouvris les yeux, une odeur de sang me parvint immédiatement. Ma vue mis quelques secondes à s’éclaircir. J’aurais préféré qu’elle ne le fasse jamais.
A mes pieds, il y avait… le visage sans vie de Giovanni. Le monde se mis à bouger, et je ne parvins pas à rester debout. Avant même de le réaliser, j’étais à genoux, dans le sang. Il y avait du sang partout. Sur les murs. Les sols. Les meubles. Moi. L’odeur était épouvantable.
Les corps mutilés que j’avais vu dans les souvenirs de Giovanni n’étaient rien comparés à ceux qui jonchaient le sol. Il était même impossible de savoir de quelle partie du corps il s’agissait, encore moins à qui ils appartenaient. Sauf… pour la petite main sur le canapé. C’était une main d’enfant. La petite main d’Helena. Je me souvenais qu’elle était dans le salon quand je suis arrivée. Une domestique lui faisait la lecture.
Ils étaient tous… Tous..
A l’étage, dans le jardin, tous. Je le savais sans avoir besoin d’aller vérifier. Ils ne restaient plus d’eux qu’un tas de chair.
Je les avais tous tué.
Même Giovanni, même Helena…
J’étais incapable de bouger, je suis juste restée là, sans bouger. Je n’ai repris conscience de la réalité que lorsque Niva tenta de me ramener à la raison. Il pensait que ma famille avait été attaqué. Il se trompait.
« Je suis celle qui… a tué tout le monde.. »
Et j’ai réalisé à cet instant, que cet acte ne resterait pas impuni. La famille de ma cousine Gemma était certainement impliquée, au courant du rituel de mes origines. Quand ils apprendraient leurs morts… qu’allaient-ils faire de moi ? Ils chercheront à mettre la main sur moi, que ce soit pour me tuer ou pire. J’essayai tant bien que mal de parler, pour l’expliquai à Niva, qui m’entoura de sa veste avant de nous faire sortir.
Durant une semaine, je suis restée chez lui. Il préparait de quoi partir pour nous deux. Où ? Je n’en avais pas la moindre idée, mais je n’en avais rien à faire non plus. Ce qu’il s’était passé.. m’avait marqué à vif. Je ne pouvais penser à rien d’autre qu’à ce que j’avais vu.
Et finalement, nous arrivions en Norvège, à Oslo. La réflexion désabusée qui me vint en premier fut que je ne connaissais pas un traître mot de la langue nationale de ce pays.