Automne – 1715
Les enfants jouaient sur le tapis de la salle de jeu, derrière la véranda inondée de lumière. Autour d’eux, les femmes jeunes et d’une beauté éclatante discutaient à voix basses. On aurait dit des anges dans leur forme la plus pure. Les enfants même semblaient être tombés du ciel, si parfaitement beaux. Un merveilleux tableau romantique.
Au centre de la pièce, les deux plus jeunes bambins babillaient dans une langue qu’eux seuls comprenaient. L’un parlait pendant que l’autre bavait puis c’était le scénario inverse qui se jouait sous les yeux des adultes amusés. Entouré et choyé, chaque enfant était le centre de cette petite communauté de femme.
Le reste des enfants, des fillettes aux longs cheveux blonds soyeux, jouait calmement à la dinette.
- Tenez, mère, vous prendrez bien du thé, dit l’une d’entre elle en tendant une tasse vide à une femme assises dans l’un des fauteuils du salon.
La femme accepta et sirota l’air que lui avait offert l’enfant. La fillette eut un rire aussi léger que l’air qui flotta un instant. Puis la porte s’ouvrit brusquement rompant le charme de la scène.
- Ils arrivent ! annonça simplement la messagère qui venait d’entrer.
Les femmes se redressèrent, ajutèrent leurs corsets. Les enfants quant à eux furent rapidement renvoyés dans une pièce adjacente. Tous sauf une. Un des bambins avait été retenue et trônait maintenant sur la hanche de la femme au fauteuil.
La porte s’ouvrit à la volée une deuxième fois, et la messagère réapparut cette fois accompagnée de deux hommes.
- La voilà, s’écria l’un d’eux en en entrant.
Voilà l’enfant dont la Cour parle !Le plus âgé des deux hommes prit le bambin dans ces bras. La fillette lui sourit affichant avec fierté ces quatre dents récemment poussées. L’autre homme resta en retrait, interloqué.
- Mais monsieur, vous ne m’aviez pas dit qu’elle avait dix ans ? demanda-t-il incapable d’expliquer ce qu’il avait devant les yeux.
- Si ! ajouta l’autre que la nouvelle emplissait d’impatience.
Justement. C’est elle. C’est l’enfant qui ne vieillit pas ! Hiver – 1813
Et la dernière d’entre-elles disparut. Emportée comme toutes les autres avant elle. Elle avait rejoint la terre, et ne faisait maintenant et pour la dernière fois plus qu’un avec la nature. Il avait fallu 100 ans pour les voir disparaitre les unes après les autres. Bien sûr, d’autres avaient pris leur place, jeunes, fraiches et pleines de vie. Mais rien ne serait pareil...Ou si justement, rien ne changerait. Eternellement le temps avancerait semant la vie et la mort sur son passage.
Elle ne le supportait plus, elle devait partir.
Printemps – 1814
Les murailles s’élevaient hautes en direction du ciel. Elles gardaient l’impénétrable forteresse de leur puissance tranquille. C’était inhabituel de trouver, si haut en Laponie, et si tôt dans l’histoire une telle construction en pierre. On disait que c’était la petite communauté qui vivaient-là qui l’avait construite taillant à même la roche de la montagne. Les hommes qui y habitaient, n’étaient pas des lapons pas vraiment des scandinaves non plus. Non, ils avaient tous ce petit air de famille disaient-on, une barbe hirsute et une petite taille. Les femmes même souffraient d’une forte pilosité, continuait-on. Pourtant, aucune âme autour les en avait jamais vus. Certains disaient même ce que ce n’était que des légendes et que personne ne vivait au cœur de la montagne.
En réalité, il fallait plusieurs jours de marche, à travers les montagnes pour accéder à la forteresse. Et pourtant au début du printemps de l’an 1814, la forteresse n’était pas ce que le paysage avait de plus étrange, car il y avait une enfant d’une dizaine d’années qui se tenait debout devant l’élégant mur.
La neige avait commencé à fondre annonçant le printemps, les premiers bourgeons avaient éclos. Le froid pourtant était encore rude au-dessus du cercle polaire. Comment l’enfant était arrivée sans mourir de froid quand bien même emmitouflée dans une épaisse fourrure ? C’était un mystère. Mais elle était là, droite, patiente.
Soudain la large porte qui fermait les murs de pierre s’ouvrit. De l’autre coté apparut un homme petit et barbu, bien fidèle à la légende que les locaux racontaient. Il avait un air intransigeant qui contrastait avec la fraicheur candide de l’enfant. Il avança vers elle d'un pas décidé et ferme. Arrivé, à sa hauteur, il la détailla des pieds à la tête.
- Eiril, c’est ça ? demande-t-il en grommelant.
L’enfant hoche la tête. Sur son visage se dessinait toute la lueur de son espoir.
- A partir de maintenant ça sera Inger. 1877 – Eté
- Allez-y ! Vous y êtes presque !La douleur était insupportable. Il semblait qu’on lui arrachait les entrailles, qu’on la découpait en deux. Et il y avait la chaleur, étouffante, suffoquante. On avait ouvert les fenêtres pour laisser la brise aérer la pièce transpirante, mais à l’extérieur l’air était chaud et sec.
Une nouvelle fois, elle sentit son vendre se tendre. Tous ses muscles se contractaient dans un spasme infernal.
- Encore ! Il fallut forcer. Encore. Les heures défilaient, la douleur ne s’apaisait pas.
- Plus qu’une fois !Ca devait s’arrêter. Elle ne pouvait plus. Que pouvait valoir la peine de souffrir autant ? Autour d’elle il n’y avait personne. Pas d’autre femme que l’accoucheuse qui l’aidait du mieux qu’elle pouvait.
- Vous pouvez le faire. Engaillardie part ces quelques mots, elle attendit une nouvelle contraction et poussa une nouvelle fois. Ce fut la dernière.
Après un silence interminable de quelques seconde, un cri aigu se fit entendre. Les premières plaintes des premiers instants de vie.
L’accoucheuse emmaillota doucement l’enfant et vint la poser sur la poitrine de sa mère.
- Vous avez une fille. Elle prit les doigts de fée de l’accoucheuse dans les mains, et la remercia d’un clignement d’yeux. Dès qu’elle regarda l’enfant niché au creux de ces seins, elle sentit une bouffé d’amour la parcourir. Et elle comprit que c’était pour ça qu’on endurait la douleur.
1963 – Automne
Un bruit de tambour la réveilla. Ou était-ce dans sa tête ? Les rideaux filtraient la lumière qui se reflétait sur le parquet. En se frottant les yeux, Eiril se redressa dans son lit. Il lui fallut un temps pour s’habituer à la luminosité de la pièce. Quand elle posa son pied sur le sol, ses orteils rencontrèrent un récipient en verre qui se souleva et déversa tout son contenu.
- Fuck ! Shit ! jura-t-elle.
Un bruissement de draps la fit se retourner. Dans le lit, son aventure de la vielle commençait à revenir d’entre les morts.
- Sh, sh, sh… Keep sleeping, dit-elle en tapotant la couverture.
Rapidement elle ramassa les mégots qui jonchaient le sol à cause d’elle. Elle se dirigea vers la cuisine. Elle sortit d’escabeau de sous l’évier pour attraper un verre dans la haute étagère. Elle n’avait pas choisi l’arrangement des meubles, très peu pratique pour une femme de petite taille. Quand elle avait débarqué au Etats-Unis au début des années 60, elle avait été logée par les amis qu’elle s’était faits sur la route et puis, de fils en aiguille, elle avait fini par vivre là, dans l’une des cabanes de la Communauté.
Eiril resta un moment dans la cuisine, derrière le comptoir. Si elle ouvrait la fenêtre elle pouvait sentir la nature qui vibrait autour d’elle, l’herbe qui poussait, tout le cycle de la nature insensible à leur propre vie.
- Eirl, are you ok ? demanda une voix lointaine.
Eiril rouvrit les yeux, et se dirigea vers le lit d’un pas félin. Elle s’assit à coté de la personne qui avait partagé son lit, et l’embrassa fougueusement. Le baiser se rompit rapidement cependant :
- Shouldn’t we talk ? demanda l’autre faiblement.
It’s your… kid’s…Mais Eiril fit la sourde oreille et continua ses élans. Elle était douée pour avoir ce qu’elle voulait, toute la communauté le savait. Quand l’échange se fit encore hésitant, elle lança :
- What ? Do you want to talk about my kid’s death anniversary ?Elle lui avait saisi les poignets et plongeant son regard perçant dans le siens.
-I’m sorry. Le repentissement n'avait pas été long. Eiril lui carressa doucement le visage.
- I know. But you're what I really need right now. 1998 – Hiver
Le bruissement des branches. Celui des feuilles au sol.
La vie qui s’arrête pour mieux reprendre.
La terre vivante protège les racines du gèle. Le froid ne peut triompher.
Car le printemps reviendra.
Toujours les bourgeons écloront.
La mort n’est qu’éphémère.
2022 – Printemps
La brume se dissipait sur le fjord, laissant apparaitre Oslo digne et fière. Eiril avait pas vu sa côte remarquable depuis des siècles -littéralement-. La dernière fois qu’elle avait mis les pieds sur cette terre, la ville devait encore s’appeler Christiania. Pourtant malgré tout ce qu’elle avait vu, tout ce qu’elle avait vécu, elle avait l’étrange impression de revenir à la maison. C’était ici qu’elle avait passé ses plus belles années, sa jeunesse libre et insouciante.
On tira sur sa manche :
- Maman, on arrive quand ? Eiril ébouriffa les cheveux de son fils. Elle s’accroupi à sa hauteur et l’entoura de ses bras. Elle pointa la côte au creux de la montagne.
- Gunnar ? appela-t-elle ensuite.
Viens. Un deuxième enfant la rejoint tout sourire.
-
Là-bas, dit-elle aux deux enfants.
C’est notre future maison. C'est là aussi que Tonton habite. - Tout ça ?Elle rit à la remarque de l’enfant, à son insouciance, à leur futur vie à tout les trois... quatre. Eiril posa une main tendre sur son ventre.
- Oui tout ça, répondit-elle.